[ANALYSE] HAUSSE DES PRIX DES MATIÈRES PREMIÈRES ET MARCHÉS PUBLICS – ÉTAT DES LIEUX

De plus en plus de collectivités publiques sont confrontées à des difficultés d'exécution des marchés publics en raison de l'augmentation des coûts des matières premières et des difficultés d'approvisionnement par les titulaires. Retrouvez un état des lieux du droit pour permettre aux différents acteurs du secteur de faire face à ces difficultés. Par Pauline SCHULTZ, Avocate

Les circonstances actuelles de flambée des prix et de difficultés d’approvisionnement des matières premières posent de nombreuses difficultés d’exécution des contrats publics. De nombreux acteurs du secteur s’interrogent donc sur les possibilités de prendre en compte ce contexte particulier dans le cadre de l’exécution des marchés. Sur cette question, le Conseil d’État, puis la DAJ et enfin la Première Ministre, apportent de précieux éléments de réponse.

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Le point sur l’état du droit :

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  1. LES INTERVENTIONS FINANCIÈRES ENVISAGEABLES

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Les interventions financières sont de deux ordres : la modification du contrat (A) ou l’application de la théorie de l’imprévision donnant lieu à la conclusion d’une convention d’imprévision indépendante du contrat (B).

Ces deux possibilités sont potentiellement cumulatives, c’est-à-dire que le contrat peut être modifié en même temps qu’une convention d’imprévision est conclue.

La limite est celle de l’interdiction des libéralités : la personne publique ne peut octroyer à son cocontractant des sommes qui excèdent le préjudice subi par ce dernier, ou, plus exactement, qui sont supérieures à la part de l’aggravation des charges que les parties auraient raisonnablement pu prévoir.

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A/ LA MODIFICATION DU CONTRAT

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Plusieurs dispositions du Code la commande publique peuvent conduire à une revalorisation des sommes versées au titulaire d’un contrat public. Le Conseil d’Etat confirme que ces dispositions peuvent conduire à une augmentation de la rémunération du cocontractant sans modification du périmètre des obligations contractuelles : on parle d’augmentation « sèche ».

Ces dispositions peuvent donc concerner une augmentation du prix du contrat ou encore servir de fondement à l’insertion, ou à la modification, d’une clause de révision des prix dans le marché.

Il est précisé que de telles modification relèvent de la liberté contractuelle : l’acheteur est libre de les négocier ou pas et son cocontractant n’a pas de droit à la modification du contrat.

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1/ Articles R.2194-5 et R.3135-5 du Code de la commande publique : les circonstances imprévisibles

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« Le marché [ou le contrat de concession] peut être modifié lorsque la modification est rendue nécessaire par des circonstances qu’un acheteur diligent ne pouvait pas prévoir. »

Pour les marchés ou les contrats de concession conclus par des pouvoir adjudicateurs, la modification ne peut excéder 50% du montant total du contrat, étant précisé qu’il peut y avoir des modifications successives, à chaque fois soumises au plafond de 50%.

Les modifications du contrat doivent être strictement nécessaires, c’est-à-dire qu’elles doivent venir compenser un déséquilibre contractuel significatif.

Le Conseil d’État confirme que ces dispositions peuvent trouver à s’appliquer dans les circonstances actuelles, sous les réserves suivantes :

« ces dispositions n’ont pas pour objet et ne peuvent avoir pour effet d’assurer au cocontractant la couverture des risques dont il a tenu compte ou aurait dû tenir compte dans ses prévisions initiales et qu’il doit en conséquence supporter. Par suite, la modification du contrat sur le fondement de ces dispositions n’est possible que si l’augmentation des dépenses exposées par l’opérateur économique ou la diminution de ses recettes imputables à ces circonstances nouvelles ont dépassé les limites ayant pu raisonnablement être envisagées par les parties lors de la passation du contrat.

10. En second lieu, lorsque les parties mettent en œuvre ces mêmes dispositions, leur liberté contractuelle n’est pas sans limite. Les modifications apportées au contrat sur leur fondement doivent être directement imputables aux circonstances imprévisibles et ne peuvent excéder ce qui est nécessaire pour y répondre ni, en tout état de cause, le plafond, apprécié pour chaque modification, de 50 % du montant du contrat initial lorsqu’il est passé par un pouvoir adjudicateur. Elles ne peuvent pas non plus changer la nature globale du contrat.

11. Le Conseil d’Etat souligne en outre que, lors de la négociation de modifications rendues nécessaires par des circonstances imprévisibles, l’autorité contractante doit s’attacher au respect des principes généraux d’égalité devant les charges publiques, de bon usage des deniers publics et d’interdiction des libéralités. »

2/ Articles R.2194-8 et R.3135-8 du Code de la commande publique : les modifications de faible montant

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« Le marché peut être modifié lorsque le montant de la modification est inférieur aux seuils européens qui figurent dans l’avis annexé au présent code et à 10 % du montant du marché initial pour les marchés de services et de fournitures ou à 15 % du montant du marché initial pour les marchés de travaux, sans qu’il soit nécessaire de vérifier si les conditions prévues à l’article R. 2194-7 sont remplies. »

Cette possibilité est ouverte même si le bouleversement de l’économie du contrat n’est pas acquis, dans les limites précisées par le Conseil d’État :


« les parties sont libres de procéder, si elles le souhaitent d’un commun accord, à la compensation de toute perte subie par le cocontractant même si cette perte ne suffit pas à caractériser une dégradation significative de l’équilibre économique du contrat initial.
Le Conseil d’Etat estime cependant qu’il incombe à l’autorité contractante de s’assurer, compte tenu de ses besoins propres, de la nécessité de telles modifications et d’éviter que, malgré leur faible montant, elles aient pour effet de compenser, même partiellement, la part de l’aggravation des charges qui n’excède pas celle que les parties avaient prévu ou auraient dû raisonnablement prévoir en contractant et qui devrait en conséquence rester à la charge de l’opérateur économique, en particulier du concessionnaire.

13. Les parties ayant procédé à des modifications de faible montant de leur marché ou contrat de concession peuvent, par la suite, le modifier de nouveau sur le fondement, si les conditions en sont remplies, des dispositions relatives aux modifications rendues nécessaires par des circonstances imprévisibles. »

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3/ Exclusion de l’application des articles R.2194-7 et R.3135-7 du Code de la commande publique

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Le Conseil d’État estime en revanche que les « modifications non substantielles » prévues aux articles R.2194-7 et R.3135-7 ne correspondent pas à la situation actuelle et que ces dispositions ne peuvent venir pallier les difficultés rencontrées par les opérateurs économiques du fait des circonstances actuelles.

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B/ L’APPLICATION DE LA THÉORIE DE L’IMPRÉVISION

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Le Conseil d’État rappelle en outre que la théorie de l’imprévision, codifiée à l’article L.6 du Code de la commande publique, peut trouver à s’appliquer, lorsque les conditions suivantes sont remplies :

  • Imprévisibilité ;
  • Extériorité ;
  • Bouleversement temporaire de l’économie du contrat.

Si les circonstances affectant le contrat ne sont pas temporaires, mais définitives, l’imprévision ne pourra être retenue. La force majeure devra être appliquée et le contrat devra être résilié.

En pratique, les parties vont pouvoir conclure une convention d’imprévision, distincte du contrat, qui sera nécessairement temporaire et va fixer le cadre de l’indemnisation du cocontractant, dans le but d’assurer la continuité du service public.

Si les modifications contractuelles sont soumises à la libre appréciation des parties, l’indemnisation en cas d’imprévision est un droit pour le cocontractant : si la personne publique refuse de l’indemniser, il pourra porter sa demande devant les Tribunaux. Il sera indemnisé des préjudices qu’il sera en mesure de démontrer et dans la mesure où son indemnisation est nécessaire à la poursuite du service public.

En pratique, une part de l’aléa comprise entre 5% et 25% de la perte subie va être laissée à la charge du titulaire dans le cadre de l’application de la théorie de l’imprévision.

Le Conseil d’État apporte une précision importante : les sommes versées dans le cadre d’une convention d’imprévision n’ont pas à être inscrites au décompte, dans la mesure où elles concernent des charges extracontractuelles. Cela signifie que ces sommes échappent à l’unicité et à l’intangibilité du décompte, et donc qu’elles peuvent être accordées même après l’établissement du décompte.

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  1. LES AUTRES ADAPTATIONS CONTRACTUELLES ENVISAGEABLES

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Les hypothèses de modification du contrat définies ci-avant vont pouvoir servir de fondement à des adaptations autres que financières, par exemple :

  • Le gel des pénalités de retard (sur ce point, la circulaire du 29 septembre 2022 incite les acheteurs à ne pas appliquer de pénalités lorsque l’inexécution des prestations contractuelle résulte de difficultés d’approvisionnement et non des choix de gestion de l’entreprise) ;
  • L’adaptation des délais d’exécution en cas de difficulté d’approvisionnement ;
  • La modification de périmètre des obligations contractuelles.

Il est en tout état de cause rappelé que l’application des pénalités de retard contractuelles n’est jamais une obligation et que le pouvoir adjudicateur peut y renoncer, sans avoir à fournir de justification.

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  1. LA RÉSILIATION EN DERNIER RECOURS

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Si la poursuite de l’exécution du marché n’est plus envisageable, la résiliation peut être envisagée.

Celle-ci peut être prononcée à l’amiable, en cas d’accord entre les parties.

Le titulaire qui serait confronté à un refus serait également fondé à solliciter la résiliation judiciaire du contrat, à condition de pouvoir démontrer le cas de force majeure, c’est-à-dire l’existence d’un évènement :

  • Imprévisible ;
  • Extérieur aux parties ;
  • Irrésistible.

Si, en l’état actuel, les deux premières conditions devraient pouvoir être regardées comme réunies, la condition d’irrésistibilité risque de faire défaut, car il faudra démontrer l’existence de circonstances rendant totalement impossible la poursuite de l’exécution du marché.

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  1. LES RECOMMANDATIONS POUR LES CONTRATS À VENIR

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Enfin, la circulaire du 29 septembre 2022 et la fiche technique de la DAJ apportent quelques pistes pour les contrats à conclure, afin de tenir compte du contexte actuel, qui risque de perdurer :

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A/ LES CLAUSES DE RÉVISION DES PRIX

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La circulaire rappelle l’obligation de prévoir des clauses de révisions des prix dans de nombreux marchés.

Plus précisément, l’article R.2112-13 du Code de la commande publique rappelle qu’un marché doit être conclu à prix révisables dans l’hypothèse où « les parties sont exposées à des aléas majeurs du fait de l’évolution raisonnablement prévisible des conditions économiques pendant la période d’exécution des prestations. Tel est notamment le cas des marchés ayant pour objet l’achat de matières premières agricoles et alimentaires. »

De même, l’article R.2112-14 du Code de la commande publique impose également la clause de révision des prix pour « Les marchés d’une durée d’exécution supérieure à trois mois qui nécessitent pour leur réalisation le recours à une part importante de fournitures, notamment de matières premières, dont le prix est directement affecté par les fluctuations de cours mondiaux comportent une clause de révision de prix incluant au moins une référence aux indices officiels de fixation de ces cours, conformément aux dispositions de l’article R. 2112-13. »

C’est par exemple le cas des marchés de travaux, mais également de certains marchés de fournitures.

La circulaire entend rappeler les acheteurs publics au respect de ces obligations, qui sont parfois salutaires pour les entreprises dans le contexte actuel.

Par ailleurs, en ce qui concerne les indices à sélectionner, les acheteurs sont incités à :

  • Retenir des fréquences et des références ou formules qui soient représentatives des conditions économiques de variation des coûts dans le secteur concerné. Par exemple, dans les opérations de travaux, il convient d’adapter l’indice en fonction des lots attribués ;
  • Exclure les termes fixes et les dates butoirs au sein des formules de variation.

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B/ L’APPLICATION DES PÉNALITÉS DE RETARD ET LES DÉLAIS D’EXÉCUTION

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La fiche technique publiée par la DAJ invite les acheteurs, pour les contrats à conclure, à prévoir des clauses instituant le gel des pénalités de retard et la prolongation des délais d’exécution en cas de circonstances échappant à la volonté du titulaire et l’empêchant d’exécuter ses obligations contractuelles.

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C/ LES AVANCES

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De même, la fiche technique de la DAJ invite les acheteurs à inclure dans leurs contrats l’avance de 30% prévue par le Code de la commande publique afin de faciliter les approvisionnements et le commencement des prestations contractuelles sans obérer les finances de l’entreprise.

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D/ LES DÉLAIS DE PAIEMENT

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Enfin, les acheteurs publics se voient rappeler les délais de paiement, les retards ayant des effets particulièrement délétères, et la DAJ précise qu’il est loisible aux personnes publiques de prévoir des délais de paiement inférieurs au délai réglementaire.

Pauline SCHULTZ

Le 15 décembre 2022

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